Bonjour,
Pour faire suite à mon article sur l'histoire de la monnaie de cartes en Nouvelle-France, j'ai terminé la réalisation de monnaie de cartes de 1749, ce qui m'a pris beaucoup plus de temps que prévu. J'aimerais vous partager les étapes et réflexions qui ont mené au résultat final.
Rappelons d'abord que les cartes de cette période sont soumises à
une ordonnance royale qui édicte les règles de fabrication pour la monnaie de cartes, le 2 mars 1729.
Les coupures permises sont de 24 livres, 12 livres, 6 livres, 3 livres, 1 livre 10 sols (30 sols), 15 sols ainsi que 7 sols 6 deniers. Les valeurs d'une carte vont ainsi de manière exponentielle, étant toujours le double de la précédente.
Première étape: analyse des cartes de la collection du musée de la civilisation de Québec
Le premier but est de déterminer si les dimensions des cartes semblent standardisées ou aléatoires. Les cartes ont des dimensions différentes en fonction des valeurs, les plus grosses valeurs ont les cartes de plus grandes dimensions. De plus je remarque que chaque carte a un bord d'une dimension assez similaire, variant entre 5.8 et 5.6 cm. Je constate aussi que les cartes de trente sols et de quinze sols sont en fait la moitié des cartes de 24 et 12 livres. Cela me sera fort utile plus tard.
Deuxième étape: déterminer une année pour faire la reproduction
C'était le plus simple pour moi, en fait pour éviter de faire une liste exhaustive des Contrôleurs du Bureau de la Marine à Québec, liste qui n'existe pas sur internet, contrairement aux gouverneurs et intendants de la Nouvelle-France. 1749 a été l'année sélectionnée car il s'agit d'une année qui a des cartes signées (les 24, 12, 6 et 3 livres) et des cartes paraphées (les 30 sols, 15 sols et les 7 sols & 6 deniers), donc pas besoin ''d'inventer'' des initiales. Le nom du contrôleur du Bureau de la Marine à Québec pour l'année 1749 est Bréard pour Jacques-Michel Bréard. Merci à Jean-François Lozier, conservateur au Musée Canadien de l'Histoire à Gatineau pour m'avoir aidé à l'identifier car il m'était impossible de le lire.
Troisième étape: Créer les cartons pour la monnaie de cartes
Au départ, j'ai essayé de recréer les cartes une à la fois en regardant les dimensions, données dans les fiches descriptives du musée de la civilisation. Par curiosité, j'ai comparé la dimension d'une reproduction de carte à jouer que j'ai avec une carte de 24 livres et surprise! Elles ont des dimensions très comparables!
J'en suis venue à la conclusion que les cartes étaient fabriquées à partir des mêmes dimensions que les cartes à jouer (possiblement la standardisation des valeurs des cartes s'est produite à la fin de la première période d'émission de la monnaie de cartes). Après avoir fait quelques cartes de 24 livres et de 30 sols, je réalise que les 30 sols sont la moitié de celles de 24 livres.
Ceci appuie mon hypothèse que lors de la deuxième émission de monnaie de cartes, les autorités ont voulu reprendre un système de dimensions déjà connu de la population.
Pour rappel, il y a deux valeurs de cartes qui ne sont pas présentes dans les collections du musée de la civilisation de Québec, celles de 3 livres et celles de 7 sols & 6 deniers.
Pour les cartes de 3 livres, l'hypothèse de ses dimensions et formes est relativement facile à faire. Il suffit de voir les cartes de 24 et 12 livres qui sont de mêmes dimensions, seules celles de 12 livres ont les coins écornés.
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Reproduction de cartes de 24 livres et 12 livres Création Mlle Canadienne |
La même constatation est de mise pour les cartes de 30 sols et 15 sols. Elles sont de mêmes dimensions (la moitié d'une carte de 24 livres) mais la carte de 15 sols a les coins écornés, contrairement à la carte de 30 sols.
Suivant la logique que la carte de valeur plus élevée a les coins intacts et la suivante a les coins écornés, j'ai fait l'hypothèse que la carte de 3 livres était de mêmes dimensions que celle de 6 livres, à la différence qu'elle avait aussi les coins écornés.
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Reproduction de carte de six livres et hypothèse de reproduction de carte de trois livres Création Mlle Canadienne |
Pour l'hypothèse de la carte de 7 sols et 6 deniers, j'ai remarqué qu'une carte de 6 livres, relativement carrée, laissait un espace lorsque superposée a une carte à jouer (ou une carte de 24 livres). Dans une optique de conservation du matériel, j'en ai déduit que ce vide devait être la dimension de cette plus petite valeur de monnaie de cartes.
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Reproduction de cartes de 6 livres et hypothèse de reproduction de carte de 7 sols & 6 deniers Création Mlle Canadienne Reproduction de carte à jouer 18e siècle
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Bon, mon travail est manuel et imparfait géométriquement, j'en ai conscience, mais vous voyez d'où vient mon hypothèse de dimensions pour la plus petite valeur de monnaie de cartes. Les cartes préservées au musée de la civilisation ont aussi une variabilité de 2 mm en largeur... Le principe est là.
Quatrième étape: recréer les sceaux de France et de NavarreCette étape a été la plus difficile à mon avis. Contrairement à la première vague d'émission de monnaie de cartes qui étaient fabriquées sans l'autorisation de Versailles, à partir de la deuxième vague de monnaie de cartes en 1729, celles-ci ont l'obligation de porter les armes de France et de Navarre. Selon mes observations, les sceaux utilisés sont différents entre les années 1729-1732 et après 1733. J'ai décidé de reproduire les sceaux qui couvrent la plus longue période.
Mon premier essai était entièrement artisanal, fait à base de tuyau de laiton. Mon outil à graver n'était malheureusement pas aussi précis que je le voulais. Le résultat était à mes yeux décevant, le sceau de France, étant une unique fleur de lys, était impossible à identifier et le sceau de Navarre tout aussi désolant.
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Sceaux de laiton évoquant les sceaux de France et de Navarre Création Mlle Canadienne |
Après avoir fait un dessin numérique des sceaux de France et de Navarre, je me suis tournée vers internet et j'ai trouvé une artisane faisant des sceaux à embosser le métal, Ernesta de EAbelts sur Etsy.
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Reproductions des sceaux de France et de Navarre Design Mlle Canadienne Création EABelts |
Cinquième étape: Écrire les cartes et contrefaire les signatures
À cette étape, compte tenu du temps que cela m'a pris pour réaliser ma première production de monnaie de cartes, je me suis questionnée. Est-ce que toutes les cartes qui ont été émises par le gouvernement de la Nouvelle-France ont été écrites par le Contrôleur du Bureau de la Marine ou bien pouvait-il faire de la sous-traitance? Est-ce que les gouverneurs et intendants avaient des secrétaires pour officiellement contrefaire leur signature pour leur éviter ces tâches redondantes et lassantes? Le roi Louis XIV avait plusieurs secrétaires pour rédiger ses documents officiels à la place du souverain, et les secrétaires d'État (ministres), pouvaient les signer. La pratique était-elle répandue dans les administrations coloniales à l'époque? Malgré de fortes suspicions, mes questions restent sans réponses.
Cette étape est celle qui m'a le plus rapprochée des sentiments que les faussaires devaient éprouver lorsqu'ils fabriquaient leurs contrefaçons. Est-ce que les signatures ressemblent vraiment aux originales? Est-ce que la différence est facilement identifiable?
L'encre que j'ai utilisée est de
l'extrait de cassel. J'utilise une plume à tremper métallique (invention du 19ième siècle), n'ayant pas encore acquis la technique pour fabriquer une plume à écrire avec une plume comme au 18ième siècle.
Sixième et dernière étape: apposer les sceaux de France et de Navarre
Munie de mes sceaux, d'une planche en bois et d'un marteau, j'ai produit de la cacophonie dans mon garage durant un bel après-midi. Encore une fois, je me suis demandée qui réellement réalisait les sceaux sur les cartes, les administrateurs qui ont leur signature sur elles ou des subalternes. Je crains fort que ces questions demeureront sans réponses.
Finalement, j'ai réalisé mon rêve de posséder des reproductions de monnaie de cartes!
Après ce processus, j'ai voulu comparer mes réflexions à propos de la monnaie de cartes. Est-ce que les proportions des cartes existantes étaient les mêmes avec celles fabriquées sur des vraies cartes? Est-ce que l'artiste Henri Beau a utilisé les mêmes proportions lorsqu'il a fait ses reproductions? Pour répéter, il n'existe à ma connaissance aucune monnaie de cartes de la première période d'émission de cartes.
Les valeurs documentées à la fois par les archives et les artéfacts de la monnaie de cartes, sur carton blanc, que j'ai reproduites sont les suivantes:
24 livres, 12 livres, 6 livres, 3 livres, 1 livre 10 sols (30 sols), 15 sols ainsi que 7 sols 6 deniers. Ces coupures sont basées sur des multiples de 3. Lorsqu'on regarde les pièces de monnaie de la même période, elles obéissent aussi à cette logique. L'écu d'argent vaut 6 livres, le demi-écu vaut 3 livres, le louis d'or vaut 24 livres, le demi-louis vaut 12 livres et le double louis d'or vaut, sans surprise, 48 livres.
Regardons de plus près la reproduction de l'artiste Henri Beau datant du début du XXe siècle.
Les coupures illustrées par Henri Beau sont de 100 livres, 50 livres, 40 livres, 20 livres, 12 livres, 4 livres, 20 sols, 15 sols et 10 sols pour celles que j'arrive à déchiffrer avec la numérisation du document. Ses hypothèses de dimensions ne sont donc pas basées sur les cartes existantes, comme je le croyais. Les valeurs semblent plus représenter la manipulation d'argent basée sur des multiples de 5 (comme le dollar canadien) plutôt que sur les multiples de 3 des livres anciennes.
La réflexion sur les dimensions et coupures des cartes de monnaie de cartes datant de 1685 à 1714 se poursuit... Peut-être ferai-je un projet de reproduction de monnaie de cartes de cette période dans les temps à venir et que cela me forcera à y revenir plus en profondeur.
J'espère que vous aurez apprécié cet article.